« La réflexion sur l’avenir n’a de sens que si elle est permet de mieux réfléchir sur le présent et les tendances qui le façonnent »
(FB - 1998)
« Les forces anti-démocratiques et xénophobes de l’Europe ont toujours été attirées par le rêve d’unité européenne, la mystique de la Rome impériale »
(FB - 1998)
" Etre citoyen est un acte bénévole "
(FB - 2009)

« Caricatures de Mahomet : l’Islam en Europe doit apprendre la liberté d’expression » (2006)

 

L’affaire Mila a récemment défrayé les chroniques et les réseaux sociaux français. Le blasphème d’une adolescente de 16 ans doit il être condamné? Dans quelle limite est-il davantage condamnable quand il touche l’une ou l’autre des religions en France? Peut-on en réponse menacer de mort en toute impunité cette personne? La question est générale pour l’ensemble de l’Europe « un continent dont la liberté s’est construite sur la capacité de ses citoyens à conquérir le droit de se moquer des puissants, et en particulier de leurs Rois ou de leurs Dieux », dira Franck Biancheri. Il semblerait que l’affaire des caricatures de Mahomet du journal danois Jyllands-Posten en 2005, à la suite de laquelle Franck Biancheri écrit l’article ci-dessous, voici quasi-exactement 4 ans, ainsi qu’un deuxième (sous pseudo) « Muhammad Caricatures: We, Europeans, are all Danes! » (publié dans la page anglaise de ce site), notamment en réponse aux pressions qu’il jugeait inadmissibles de la part des pays arabes sur le Danemark -pressions qui ont d’ailleurs conduit la presse européenne à reprendre les caricatures concernées à son compte – et l’attentat de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015 (17 morts) commencent à se perdre, déjà! dans les méandres du temps. Le président français, Emmanuel Macron, l’a rappelé « La loi est claire: nous avons droit au blasphème, à critiquer, à caricaturer les religions” (Huffington Post, 12/02/2020). Et comme Franck Biancheri l’indiquait lui-même:

 

« Tout Européen a le droit de caricaturer … S’il existe un préjudice, c’est à la justice d’en décider, et non pas à une quelconque autorité religieuse ou groupuscule activiste… »

 

« … Un vrai puissant ne craint pas la caricature. Il s’en amuse… »

 

« Caricatures de Mahomet : l’Islam en Europe doit apprendre la liberté d’expression »

Franck Biancheri, 03/02/2006

 

Tout Européen a le droit de caricaturer Mahomet comme il a le droit de le faire de Jésus, Moïse ou Bouddha, ou encore du Pape, de la Reine d’Angleterre, du Président de la République française, ou bien des homosexuels, des handicapés, des amis des animaux, des écologistes, des communistes, des blondes, des Belges, des Français, des Allemands, des Américains, des Russes, des Africains, des Arabes, des Juifs, des Auvergnats, des Ecossais, … ou bien de son propre voisin. S’il existe un préjudice, c’est à la justice d’en décider, et non pas à une quelconque autorité religieuse ou groupuscule activiste.

 

Les Européens n’ont pas mis des siècles, souvent très meurtriers, à parvenir à cet équilibre stable et satisfaisant pour l’immense majorité de leurs concitoyens, pour accepter soudain de le voir remis en cause par des intégristes religieux qui voudraient voir leur loi, celle qui consiste à interdire la représentation de Mahomet, s’imposer à tous ceux qui ne croient pas en leur religion. En Europe, ce ne sont pas les religions qui font la loi, ce sont les peuples à travers des votes majoritaires et en fonction de principes démocratiques acceptés par la quasi-totalité des populations du continent. En l’occurrence, s’il est évident qu’il n’y a aucune légitimité à provoquer tel ou tel groupe sur ses convictions profondes (religieuses, philosophiques, sexuelles, ou autres), du moment qu’il n’y a pas infraction à la loi, en Europe la caricature est libre de se choisir les cibles qu’elle veut.

 

Par ailleurs, les mêmes zélotes de la non représentation du prophète de l’Islam sont souvent les mêmes qui invoquent son nom à tort et à travers, collant sa « légitimité » sur le moindre attentat qu’ils commettent, sur la moindre revendication qu’ils émettent. En l’occurrence, dans ces occasions, ils semblent bien moins sourcilleux d’orthodoxie religieuse et les croyants semblent infiniment moins prêts à s’insurger contre d’éventuels détournements de l’esprit et du texte de leur religion. Alors, ne nous laissons pas non plus manipuler par le soi-disant « impact » de ces dessins sur la majorité des musulmans, surtout ceux qui vivent en Europe. Leur immense majorité est silencieuse car elle doit vraiment se demander à quoi tout cela rime. Rappelons nous comment lors de l’interdiction du foulard islamique à l’école en France les mêmes forces qui hurlent au sacrilège aujourd’hui avaient annoncé de vastes mouvements de rebellions. Le résultat fut éloquent : moins d’une centaine de cas individuels dans toute la France, réglés sans difficulté en quelques semaines.

 

Donc laissons de côté les professionnels de la soi-disant irréductibilité de l’Islam à la modernité ou à l’environnement laïc européen, et regardons la réalité des prochaines décennies en face, à savoir comment intégrer l’Islam dans le tissu religieux européen ?

 

J’ai eu l’occasion à la mi-Décembre 2005 de faire un long débat avec 25 spécialistes et connaisseurs de l’Islam, à Jérusalem, sur le thème « Europe, France et Islam ». Lors de ces échanges, très riches, j’ai dû rappeler les rapports de force existants entre l’Europe et l’Islam, notamment quant à la supposée impossibilité d’adaptation de cette religion.

 

Avec ses 500 millions d’habitants concentrés sur un « petit bout de terre », l’UE peut peser lourdement sur l’évolution d’une religion qui ne compte que trois fois plus de croyants disséminés sur plusieurs continents ; d’autant qu’au sein de l’UE, l’Islam est une religion certes en croissance mais très minoritaire (environ 20 millions de croyants). Et, en effet les Européens vont massivement faire pression sur les Musulmans pour que ceux-ci comprennent qu’en Europe l’Islam doit se comporter comme les autres religions et rester strictement limité à la sphère privée, tout en se soumettant aux lois et principes démocratiques.

 

C’est donc un grand défi commun qui attend l’ensemble des Européens et leurs concitoyens musulmans : comment parvenir par l’éducation, l’intégration, le débat (et nécessairement parfois la polémique aussi) à adapter la religion musulmane au contexte laïc européen ? C’est un chemin difficile qui verra des intégristes de tous bords essayer de le faire déraper. Car du côté chrétien ou juif il existe aussi des tendances qui voudraient bien que les religions redeviennent les sources de la loi comme elles l’étaient en Europe jusqu’à la Renaissance, et qui voient dans les incidents avec l’Islam l’occasion de pousser en avant leurs propres ambitions.

 

Et c’est aussi pour cela que nous devons être vigilants.

 

Comme je le rappelais à mes interlocuteurs à Jérusalem, personne ne doit oublier que l’Europe, que les Européens possèdent une « face obscure » qui soudain est capable de générer le pire : expulsions, pogroms, massacres, camps de la mort, … la liste est longue. Or, j’estime que la montée en puissance ininterrompue des forces extrémistes et xénophobes sur notre continent depuis une vingtaine d’années marque le retour de cette « Europe sombre », muselée après 1945.

 

[C’est d’ailleurs l’un des objectifs de Newropeans que de s’opposer avec succès à ces forces d’exclusion, en incarnant une nouvelle option politique, démocratique, ouverte, construite à l’échelle de notre continent ; à l’échelle où ces forces agissent aussi.]

 

Cependant, il ne faut pas tenter le « Diable »[1] et le laisser nourrir ces forces extrémistes en offrant un champ libre aux attitudes et discours qui trouvent anormal qu’un journal publie une caricature de Mahomet, et comprennent que certains ignorent la justice pour décider s’il y a préjudice ou pas. Les intégristes musulmans et les adeptes du « politiquement correct » multiculturalistes sont les meilleurs amis de ceux qui rêvent d’un retour à une Europe intolérante. Les Musulmans européens en seraient les premières victimes. Car dans un tel cas, le destin européen se modèlerait à nouveau sur des schémas anciens et conduirait les Européens à une nouvelle folie sanguinaire d’expulsions massives ou de pogroms anti-musulmans. Evidemment à Jérusalem, ces phrases résonnent plus fortement qu’en Europe puisque Musulmans ou Juifs, des Croisades à l’Holocauste, connaissent cette barbarie européenne latente.

 

Mais elles doivent aussi résonner fortement en Europe afin que nous puissions maintenir ce délicat équilibre qui permet aux Européens de toute religion, et sans religion, de co-exister pacifiquement au sein d’une société commune. Pour réussir, par l’intégration, l’éducation, le débat, il est essentiel de ne pas céder à la facilité du relativisme culturel, à la fiction qu’il y aurait des spécificités autoproclamées légitimes, au terrorisme intellectuel du « politiquement correct ». Rappelons nous que nous sommes un continent dont la liberté s’est construite sur la capacité de ses citoyens à conquérir le droit de se moquer des puissants, et en particulier de leurs Rois ou de leurs Dieux.

 

Un vrai puissant ne craint pas la caricature. Il s’en amuse. Ce qui est vrai pour les Hommes doit aussi l’être pour les Prophètes qui ne sont que des Hommes. Voici une vérité européenne toute simple que l’Islam en Europe doit méditer, et dont nous devons débattre avec tous ceux qui le souhaitent. Et ils sont la majorité !

 

Franck Biancheri (Paris, France – 03/02/2006)

 

 


[1] Puisqu’on parle de religion !