« La réflexion sur l’avenir n’a de sens que si elle est permet de mieux réfléchir sur le présent et les tendances qui le façonnent »
(FB - 1998)
« Les forces anti-démocratiques et xénophobes de l’Europe ont toujours été attirées par le rêve d’unité européenne, la mystique de la Rome impériale »
(FB - 1998)
" Etre citoyen est un acte bénévole "
(FB - 2009)

FrançAllemagne – Les peuples en pointe (2003)

Franck Biancheri * – 04/11/2003

La France et l’Allemagne pour la première fois du même côté de l’HistoirePour la première fois depuis la création de l’Allemagne en 1870/71, les Français et les Allemands se sont retrouvés du même côté, en première ligne, lors d’une crise internationale majeure. Non seulement ils se sont trouvés ensemble mais de plus ils ont défendu une position qui s’est révélée refléter l’opinion de l’immense majorité des Européens, de la Roumanie à l’Irlande; et une position que le temps semble justifier un peu plus chaque jour puis qu’aucun des arguments avancés pour légitimer la guerre avec l’Irak n’apparaît aujourd’hui fondé.

 

Pour tout observateur de la construction européenne, le phénomène que constitue ce partenariat historique entre Français et Allemands ne peut-être sous-estimé. D’une part parce qu’il constitue en lui-même un phénomène majeur de l’histoire européenne contemporaine; d’autre part parce qu’il s’inscrit dans une évolution internationale cruciale.

 

Une étape majeure de la construction européenne est franchie

 

Ce qui vient de se passer ces derniers mois entre la France et l’Allemagne n’est pas un accident de l’histoire, ni un phénomène isolé. Au contraire, il s’agit de l’émergence politique concrète (c’est-à-dire qui dépasse les leaders et les élites pour impliquer les peuples) d’une tendance issue des années 50 et symbolisée jusqu’à présent par le lancement de la Communauté européenne et le Traité de l’Elysée. En effet, nulle coïncidence au fait que cette accélération de la l’intégration franco-allemande se déroule au moment même où le projet communautaire rentre dans une nouvelle phase de son histoire, celle de la gouvernance de l’Europe unie et non plus celle de la construction (avec le projet de Constitution européenne et l’aboutissement de la principale vague d’élargissement): la relation franco-allemande comme le projet communautaire passent simultanément le double cap des deux processus initiés en 1951 avec la CECA et en 1989 avec la Chute du Mur de Berlin.

 

En Europe, comme dans le reste du monde, c’est en fait l’ordre établi après 1945 qui finit de se désintégrer sous nos yeux: une première moitié s’était défaite en 1989, pacifiquement, grâce en particulier à l’action de Michael Gorbatchev; la deuxième moitié est en train de se dissoudre actuellement du fait de l’action de George Bush Jr.

 

L’Europe s’affranchit de ses deux Parrains historiques

 

Que les deux hommes n’aient été que les instruments d’une histoire en marche est possible. Toujours est-il que leurs actions auront servi de catalyseurs aux tendances émergentes depuis plusieurs décennies.

 

D’un côté, le leader du camp soviétique a essayé de doter de dynamiques nouvelles un régime bureaucratique que son immobilisme interne et sa volonté de puissance externe étaient en train d’épuiser ; de l’autre côté le leader américain a tenté d’établir de manière durable et globale une puissance par nature toujours éphémère et limitée. Les deux super-puissances issues du deuxième conflit mondial se sont ainsi confrontées aux limites de leur acte fondateur: leur ascension au premier rang historique avait été rendue possible par l’échec d’autres acteurs animés par cette même volonté de puissance, incapables de mesurer à quel point l’histoire avait en quelques décennies changé les équilibres de pouvoir dans le monde.

 

L’avènement de la FrançAllemagne fonde la maturité politique de l’Europe

 

Ces deux «évènements se complètent et jouent un rôle majeur dans l’émergence de la FrançAllemagne. Le premier choc, celui de la fin du bloc communiste, a déstabilisé les relations Franco-Allemandes fondées sur un leadership politique français accepté par l’Allemagne, et équilibré par un alignement sur Washington sur tous les enjeux de sécurité. Avec la fin de la menace soviétique et de l’équilibre entre les blocs, la «valeur ajoutée» française perdait son intérêt. Les fautes politiques françaises commises autour de la réunification ont ensuite accéléré cette recherche allemande d’affirmation de maturité politique. En résumé, les Allemands entreprennent à partir de 1990 de sortir de l’après-1945. Alors que les Français, au contraire, tentent en vain de retenir le passé quelques années de plus. L’évolution française est par ailleurs retardée par la succession des cohabitations qui paralysent toute réflexion et initiative nouvelles.

 

Avec l’arrivée de Gerhard Schroeder à la Chancellerie fédérale, cette volonté d’affirmation de maturité politique prend la forme d’une recherche d’affranchissement des tutelles post-1945: d’abord une recherche d’affirmation au détriment du couple franco-allemand vécu comme une relation déséquilibrée et donc insatisfaisante (c’est l’épisode «troisième voie», notamment avec le Royaume-Uni). Parallèlement en France, le vide intellectuel des élites donne libre cours aux fantasmes de marginalisation de la France. Ces deux tendances, une Allemagne puissance leader de l’Europe et une France tombant dans les oubliettes de l’Histoire, sont particulièrement renforcées par une vision venue de Washington, véhiculée très largement par les médias américains et les «experts» sur l’Europe ‘made in USA’. Incarnation du «wishful thinking» qui caractérise depuis une décennie l’analyse washingtonienne (think-tanks, médias, universitaires et gouvernements républicains et démocrates compris) sur l’Europe et l’évolution du monde, l’idée centrale était que l’Allemagne dominerait l’Europe parce qu’elle avait le plus gros PNB de la zone, qu’elle était géographiquement à la frontière des futurs Etats-Membres de l’UE (devenant donc «centrale»), …. et qu’elle était un partenaire fidèle des Etats-Unis. La France, quant à elle, était «out» parce qu’elle avait un PNB moins gros, qu’elle n’était pas sur la «nouvelle frontière» … et qu’elle était un partenaire difficile et imprévisible pour les Etats-Unis.

 

Face aux modélisations d’experts, la réalité s’impose

 

De colloques en séminaires, d’articles en livres-références, l’essentiel de la production américaine des dix dernières années sur l’évolution de l’Europe repose uniquement sur ces trois idées dont même un Européen de 15 ans connaissant un peu l’histoire et la géographie du continent pouvait noter la faiblesse intellectuelle: à l’échelle de l’UE la différence des deux PNB est marginale, aucun des deux seuls n’a suffisamment de poids pour orienter les tendances; la France est au cœur de l’Europe riche et peuplée et la nouvelle frontière européenne, c’est celle de sa construction politique commune- l’élargissement n’est qu’une réunification du continent. Quant à l’Allemagne «allié-fidèle», il ne fallait pas être un grand sorcier pour imaginer que l’affirmation de la maturité allemande passait par la remise en cause de ses «tutelles» post-1945 qui incluaient la France d’abord … puis les Etats-Unis. Une décennie fut consacrée à la première pour trouver un nouveau modus-vivendi; la décennie qui arrive sera consacrée à la seconde.

 

Et le plus amusant, c’est que loin de contribuer à repenser les relations franco-allemandes et leurs implications pour les autres Européens et les Etats-Unis, nos belles élites intellectuelles européennes, se sont contentées de reproduire les analyses venues de Washington, trop occupées à «mendier» leurs invitations sur les grands campus américains, leurs publications dans les revues «qui comptent» ou les séminaires où il «faut être vu». Il est en effet plus simple (et plus «rentable») de répéter les «vérités» qui rapportent que de faire preuve d’imagination et contribuer ainsi activement au débat politique interne sur l’avenir de l’Europe. La trahison des clercs européens est toujours d’actualité!

 

Le retour des politiques sur la scène européenne

 

Oublions donc ces décevantes élites intellectuelles et regardons ce qui a produit l’évolution actuelle: un phénomène politique démocratique. Ce sont les dirigeants politiques au plus haut niveau, Schroeder et Chirac, et les peuples qui ont ouvert le chemin de l’avenir. Les premiers, mal préparés, ont tâtonné, suivant leurs instincts de tacticiens hors pair qu’ils sont tous les deux; avant de commencer à comprendre qu’ils étaient en train de «faire l’histoire» au même titre que leurs prédécesseurs De Gaulle et Adenauer et le traité de l’Elysée, Giscard et Schmidt et le Serpent monétaire européen ou Kohl et Mitterrand avec l’Euro. Cependant, cette fois-ci un nouvel acteur est entré en jeu: les opinions publiques. Aucune des étapes précédentes de la relation franco-allemande n’avait été impulsée par les peuples. Au contraire, les élites politiques et économiques en étaient les moteurs, parfois face à un doute profond des citoyens. Cette fois-ci, on peut considérer que les peuples ont au moins autant, sinon plus, contribué au franchissement de cette nouvelle étape.

 

Que Schroeder et Chirac soient des politiciens préoccupés de gagner les élections, il n’y aucun doute là-dessus. Mais, honnêtement, je connais peu de politiciens en démocratie qui souhaitent les perdre (et ça n’est certainement pas George Bush Jr qui dirait le contraire). Qu’ils aient suivi en partie leurs opinions publiques, c’est certain et en démocratie, cela n’a rien de choquant. L’affirmation récurrente ces derniers mois que Jose Maria Aznar ou Kazniewsky seraient de grands hommes d’Etat parce qu’ils font le contraire de ce que leurs peuples souhaitent ou qu’ils n’organisent aucun débat parlementaire sur les sujets où ils risqueraient d’être mis en difficulté me semble plus que douteuse … ou bien alors, peut-être entend-on par là qu’ils seraient grands dans des régimes autre que démocratique?

 

Et le retour du sens dans la construction européenne

 

Qu’un acte comme celui de Schroeder laissant Chirac prendre la parole au nom de l’Allemagne lors d’un récent sommet européen soit du pur symbole et de la communication, là encore c’est certainement vrai. Mais qui fait de la politique sans communication, et l’Histoire sans symbole? Encore faut-il qu’il soit plein de sens. Et c’est le cas de cette prise de parole au Sommet européen. Si c’est si facile, pourquoi cela n’a-t-il pas pu être fait auparavant par d’autres leaders français et allemands? Tout simplement parce que les peuples n’auraient pas compris. Cette fois-ci, il suffit de discuter avec les gens dans les deux pays, tout le monde sait ce que cela veut dire: en étant pour la première fois ensemble, et presque seuls, dans une crise grave, Français et Allemand entament une nouvelle étape de leur longue histoire et referme le chapitre sanglant ouvert avec l’unification allemande de 1870/71. Il faut être vraiment aveugle aux sentiments des gens et à nos mémoires collectives communes pour ne pas comprendre l’ampleur de l’évolution.Si cela est si peu significatif, pourquoi MM. Berlusconi et Aznar? ou Blair et Aznar? ne font ils pas la même chose? Tous trois ne dédaignent pas la communication en général.

 

La réalité est que la symbolique franco-allemande entre désormais dans la réalité du pouvoir politique et qu’au vu des générations montantes, celles qui vont commencer à remplacer les baby-boomers à partir de 2005, elle n’est pas prête d’en sortir. Ou bien, y-t-il un suprême manipulateur au sein du tandem? Certains voient Schroeder dans ce rôle, utilisant la France et ses rêves de grandeur pour affirmer la maturité politique de l’Allemagne vis-à-vis des Etats-Unis et au niveau mondial afin demain de reconstruire une nouvelle relation Allemagne-USA et obtenir au passage un siège au Conseil de sécurité de l’ONU réformée(Bismarck serait un enfant de chœur comparé à un tel Schroeder) ? D’autres y mettent Chirac, utilisant Schroeder et le pacifisme allemand pour servir les finalités françaises visant à «bouter l’Américain hors d’Europe» (Chirac serait alors un hybride XXI° siècle de Jeanne d’Arc et Machiavel … tout un programme) et à dominer le continent (voire le monde!). Les peuples allemands et français ne seraient dans ces scénarios que de purs figurants, incapables d’identifier leurs intérêts ou incapables de motivations autres que strictement égoïstes. Soyons clairs: non seulement ces analyses reflètent l’indigence intellectuelle de leurs auteurs incapables de lire l’actualité autrement qu’avec des grilles archaïques; mais elles révèlent leur vrai vision de la démocratie et leurs opinions des peuples.

 

Ce qu’annoncent ces évolutions sur l’Europe de demain

 

Enfin (et là encore nos «gentils experts» et nos «charmantes élites intellectuelles» européens sont aux abonnés absents), comment intégrer et penser cette nouvelle relation franco-allemande dans le projet européen? Les limites et les erreurs du tandem Schroeder-Chirac tiennent essentiellement à cet aspect des choses. La FrançAllemagne n’existera pas sans les autres européens. Elle constitue le catalyseur d’une multitude de mélanges européens, correspondant aux priorités, aux intérêts et aux projets des diverses catégories d’Etats-Membres. L’UE dans la décennie à venir sera un «shaker» qui produira différents cocktails selon le barman qui l’utilisera. Comme c’est un «shaker» plutôt pesant, le barman doit être très musclé. Aujourd’hui, seule la FrançAllemagne a assez de muscles pour agiter le shaker. Aura-t-elle assez d’idées pour élaborer avec les autres Européens des cocktails qui plaisent au plus grand nombre des Européens? et qui répondent efficacement aux défis objectifs posés à l’Europe? notamment la réinvention de sa relation avec nos amis américains?

 

Même si ceci est le sujet d’un autre article (et de l’ensemble des activités d’Europe 2020), on peut être optimiste quand on considère la crise irakienne, puisque la FrançAllemagne a réussi à produire un cocktail qui plaît à 80% des Européens, en ré-affirmant : la position centrale des Nations-Unies (certes à adapter au XXI° siècle) dans le jeu international, la primauté du droit international et le refus du concept moyen-âgeux de guerre préventive.

 

Les générations européennes montantes devraient être a priori de bons ‘EuroBarmen’: n’oublions que c’est la génération Erasmus qui se profile. Depuis l’âge de vingt ans, elle a appris à faire de bons cocktails européens et à les apprécier en commun, … alors que Chirac et Schroeder ont dû apprendre sur le tard.

 

Franck Biancheri, 04/11/2003

 

* Franck Biancheri est Directeur des Etudes et de la Stratégie de la fondation Europe 2020 (www.europe2020.org, premier think-tank européen indépendant) et Président de l’organisation transatlantique TIESweb (www.tiesweb.org, Transatlantic Information Exchange System); il a effectué en 2002-2003 une tournée européenne pour débattre de l’avenir de l’Europe avec les publics de 100 villes dans 25 pays (Newropeans Dempocracy Marathon. L’intensité et la pérennité de son action en faveur de la construction d’une Europe démocratique l’ont fait élire Héros de l’année par les lecteurs du TIME Magazine au printemps 2003. Il a coordonné la publication en Juin 2003 du rapport «Vision Europe 2020»

 

2 réflexions sur “FrançAllemagne – Les peuples en pointe (2003)”

  1. Marianne Ranke Cormier

    Merci pour votre commentaire et d’apprécier la pertinence des articles que Franck Biancheri écrivait à l’époque. MRC

  2. Très intéressant article ; nous sommes en 2020, et il serait bien utile d’en refaire un de la même facture, mais je crois que, cette fois ce n’est plus le couple franco-allemand qui est au centre, mais le trio Europe-Etats Unis-Chine.
    @+ TG

Les commentaires sont fermés.