« La réflexion sur l’avenir n’a de sens que si elle est permet de mieux réfléchir sur le présent et les tendances qui le façonnent »
(FB - 1998)
« Les forces anti-démocratiques et xénophobes de l’Europe ont toujours été attirées par le rêve d’unité européenne, la mystique de la Rome impériale »
(FB - 1998)
" Etre citoyen est un acte bénévole "
(FB - 2009)

Pas au nom de Franck Biancheri: Franck Biancheri et l’islam en Europe (en défense à de nouvelles atteintes à sa réputation)

Encore une fois, un site internet mal intentionné abuse du nom de Franck Biancheri, déformant ses idées pour l’amour de son idéologie de « l’Europe blanche ».

 

Voici la citation trompeuse de Franck Biancheri que nous avons trouvée sur l’un de ces sites extrémistes: « L’Islam en Europe sera donc un Islam européen, c’est-à-dire encadré par les limites et les contraintes que les Européens appliquent à toutes les religions ; ou il ne sera pas. Les intégristes musulmans et les adeptes du « politiquement correct » multiculturaliste sont les meilleurs amis de ceux qui rêvent d’un retour à une Europe intolérante. »

 

Ces deux phrases sont extraites de deux parties différentes du chapitre « La décennie où l’Islam se convertit à l’Europe«  du livre « Crise mondiale – En route pour le monde d’après«  (publié par les éditions Anticipolis en 2010) et collées ensemble, ainsi que sorties de leur contexte d’une manière trompeuse quant à la véritable position de Franck.

 

Il est donc de notre responsabilité, en tant qu’héritiers des travaux et de la mémoire de Franck Biancheri, de publier le chapitre dont est issue cette citation. Les propres mots (complets) de Franck sont sa meilleure défense. Lisez ici la partie complète de ce chapitre (p134-138 de son livre).

 

book frLa décennie où l’Islam se convertit à l’Europe (extraits du livre « Crise mondiale – En route pour le monde d’après » ©Editions Anticipolis)

La décennie passée, avec les attentats du 11 Septembre, de Londres et de Madrid, l’effondrement du modèle multiculturel américain (adopté dans les années 1970 par les Européen du Nord), la crise des caricatures danoises de Mahomet, l’utilisation croissante de rhétoriques antimusulmanes par les partis d’extrême-droite et de discours sur l’immigration qui en sont la partie « policée » pour la plupart des partis européens de droite1, la surenchère des extrémistes islamistes en Europe et dans le monde musulman, … a été marquée par une interaction très violente entre l’Occident et la religion musulmane, tous deux pris en main par des extrémistes.

 

En Europe, les lobbies américanistes comme celui au pouvoir en France en ce début de décennie, utilisent pleinement ces tendances pour pousser en avant leur vision d’un Occident en conflit direct avec le monde islamique. Cela sert également au passage leurs options sécuritaires grâce à la menace terroriste ; et permet de détourner l’attention de la crise économique en faisant débattre sur les questions d’identité, sujet nombriliste et donc irrésistible, par excellence.

 

Pourtant, dans la réalité, par opposition à la lunette déformante des médias, on voit se dessiner une tendance claire qui va marquer la décennie pour peu que les Européens sachent bien la gérer : la grande majorité des musulmans de notre continent commencent à clairement comprendre qu’en Europe, l’Islam devra apprendre à être une religion comme une autre, limitée essentiellement à la vie privée, et soumise au respect des lois et des principes démocratiques, dont celui de la liberté d’expression.

 

Bien, entendu, il existe en effet des forces dans le monde musulman qui n’ont pas encore accepté un fait essentiel qui conditionne le développement de cette religion sur notre continent : l’Islam en Europe devra apprendre à être une religion comme une autre, limitée essentiellement à la vie privée et soumise au respect des lois et des principes démocratiques, dont celui de la liberté d’expression.

 

Prenons trois exemples : les caricatures danoises de Mahomet, la loi française contre le foulard à l’école et le référendum suisse contre les minarets.

 

L’interdiction du foulard à l’école française et l’absence de minarets dans les mosquées suisse sont les premiers éléments d’un encadrement de l’Islam dans le contexte religieux européen, qui par sa laïcité se préoccupe sérieusement d’éviter toute intrusion pro-active d’une religion ou d’une autre dans l’espace public. Un minaret ou un foulard appartiennent tous deux à cette intrusion visible et revendiquée dans l’espace public. Les Français et les Suisses ne font rien d’autre en les interdisant qu’affirmer l’importance de la neutralité de cet espace public. Dans les deux cas, les thuriféraires du multiculturalisme, qui n’a pourtant jamais eu d’avenir en Europe sauf pour générer des GeerdWilders et autres De Villiers et, annonçaient de graves troubles et une radicalisation des musulmans des pays concernés. Or, il ne s’est strictement rien passé : preuve que les décisions, sans pour autant être appréciées, ont été comprises par la vaste majorité des Français et des Suisses de confession musulmanes.

 

Pour ce qui est des caricatures de Mahomet, on touche là à une dimension extraterritoriale du rapport européen à la religion dans un monde où désormais tout se sait très vite. Tout Européen a le droit de caricaturer Mahomet comme il a le droit de le faire de Jésus, Moïse ou Bouddha, ou encore du Pape, de la reine d’Angleterre, du président de la République française, ou bien des homosexuels, des handicapés, des amis des animaux, des écologistes, des communistes, des blondes, des Belges, des Français, des Allemands, des Américains, des Russes, des Africains, des Arabes, des Juifs, des Auvergnats, des Ecossais… ou bien de son propre voisin. S’il existe un préjudice, c’est à la justice d’en décider, et non pas à telle ou telle autorité religieuse ou quelque groupuscule activiste. La grande majorité des cinq cents millions de citoyens européens sont attachés à ce droit qu’ils ont mis des siècles à arracher à leurs rois et à leurs prêtres. Il est bien entendu hors de question de le limiter. C’est même l’une des forces de l’Europe que d’être capable de produire des bruits qui dérangent les autres civilisations, des idées, des concepts … des modèles politiques comme je le rappelais précédemment.

 

Les Européens n’ont pas mis des siècles, souvent très meurtriers, pour parvenir à un équilibre stable, satisfaisant pour l’immense majorité de leurs concitoyens, et accepter soudain de le voir remis en cause par des intégristes religieux qui voudraient voir leur loi, celle qui consiste à interdire la représentation de Mahomet, s’imposer à tous ceux qui ne croient pas en leur religion. En Europe, ce ne sont pas les religions qui font la loi, ce sont les peuples, à travers des votes majoritaires, et en fonction de principes démocratiques acceptés par la quasi-totalité des populations du continent. En l’occurrence, s’il est évident qu’il n’y a aucune légitimité à provoquer tel ou tel groupe sur ses convictions profondes (religieuses, philosophiques, sexuelles, ou autres), du moment qu’il n’y a pas infraction à la loi, en Europe, la caricature est libre de se choisir les cibles qu’elle veut.

 

Par ailleurs, les zélotes de la non-représentation du prophète de l’Islam sont souvent les mêmes qui invoquent son nom à tort et à travers, collant sa « légitimité » sur le moindre attentat qu’ils perpètrent, sur la moindre revendication qu’ils émettent. En l’occurrence, dans ces occasions, ils semblent bien moins sourcilleux d’orthodoxie religieuse, et les croyants semblent infiniment moins prêts à s’insurger contre d’éventuels détournements de l’esprit et du texte de leur religion. Alors, ne nous laissons pas non plus manipuler par le soi-disant « impact » de ces dessins sur la majorité des musulmans, surtout quand il s’agit de ceux qui vivent en Europe. Leur immense majorité est silencieuse, car elle doit vraiment se demander à quoi tout cela rime.

 

Donc, laissons de côté les professionnels de la prétendue irréductibilité de l’Islam2 à la modernité ou à l’environnement laïque européen, et regardons la réalité de la prochaine décennie en face, et voir comment l’Islam est en train de d’intégrer dans le tissu religieux européen.

 

J’ai eu l’occasion, à la mi-décembre 2005, de participer à un long débat avec 25 spécialistes et connaisseurs de l’Islam, à l’université hébraïque de Jérusalem, sur le thème : « Europe, France et Islam ». Lors de ces échanges, très riches, j’ai dû rappeler les rapports de force existants entre l’Europe et l’Islam, notamment quant à la supposée impossibilité d’adaptation de cette religion.

 

Avec ses 500 millions d’habitants concentrés sur un « petit bout de terre », l’UE peut peser lourdement sur l’évolution d’une religion qui ne compte que trois fois plus de croyants disséminés sur plusieurs continents ; d’autant qu’au sein de l’UE, l’Islam est une religion certes en croissance, mais très minoritaire (environ 20 millions de croyants). Et en effet, les Européens vont massivement faire pression sur les musulmans pour que ceux-ci comprennent qu’en Europe, l’Islam doit se comporter comme les autres religions, et rester strictement limité à la sphère privée, tout en se soumettant aux lois et principes démocratiques. C’est donc un grand défi commun qui attend l’ensemble des Européens et leurs concitoyens musulmans : comment parvenir par l’éducation, l’intégration, le débat (et nécessairement, parfois, la polémique aussi) à adapter la religion musulmane au contexte laïque européen ? C’est un chemin difficile, qui verra des intégristes de tous bords essayer de le faire déraper. Car du côté chrétien ou juif, il existe aussi des tendances qui voudraient bien que les religions redeviennent les sources de la loi comme elles l’étaient en Europe jusqu’à la Renaissance, et qui voient dans les incidents avec l’Islam l’occasion de pousser en avant leurs propres ambitions.

 

Et c’est aussi pour cela que nous devons être vigilants. Comme je le rappelai à mes interlocuteurs à Jérusalem, personne ne doit oublier que l’Europe, que les Européens possèdent une « face obscure » qui est capable de générer soudainement le pire : expulsions, pogroms, massacres, camps de la mort… La liste est longue. Or, j’estime que la montée en puissance ininterrompue des forces extrémistes et xénophobes sur notre continent depuis une vingtaine d’années marque le retour de cette « Europe sombre », muselée après 1945. C’est d’ailleurs l’un de mes objectifs continu au cours de ces vingt-cinq dernières années que de s’opposer avec succès à ces forces d’exclusion, en incarnant une nouvelle option politique, démocratique, ouverte, construite à l’échelle de notre continent ; à l’échelle où ces forces agissent aussi. Cependant, il ne faut pas tenter le «  diable »[1] et le laisser nourrir ces forces extrémistes en offrant un champ libre aux attitudes et discours qui trouvent anormal qu’un journal publie une caricature de Mahomet ou qui estiment au contraire justifié d’accroître la présence architecturale religieuse dans nos villes. Les intégristes musulmans et les adeptes du « politiquement correct » multiculturaliste sont les meilleurs amis de ceux qui rêvent d’un retour à une Europe intolérante. Les musulmans européens en seraient les premières victimes. Car dans un tel cas, le destin européen se modèlerait à nouveau sur des schémas anciens, et conduirait les Européens à une nouvelle folie sanguinaire d’expulsions massives ou de pogroms anti-musulmans. Évidemment, à Jérusalem, ces phrases résonnent plus fortement qu’en Europe, puisque musulmans ou juifs, des croisades à l’Holocauste, connaissent cette barbarie européenne latente.

 

Mais elles doivent aussi résonner fortement en Europe afin que nous puissions maintenir ce délicat équilibre qui permet aux Européens de toutes religions, et sans religion, de coexister pacifiquement au sein d’une société commune. Pour réussir, par l’intégration, l’éducation, le débat, il est essentiel de ne pas céder à la facilité du relativisme culturel, à la fiction qu’il y aurait des spécificités auto-proclamées légitimes, au terrorisme intellectuel du « politiquement correct ».

 

L’Islam en Europe sera donc un Islam européen, c’est-à-dire encadré par les limites et les contraintes que les Européens appliquent à toutes les religions ; ou il ne sera pas. Comme je l’ai rappelé à Jérusalem, ne nous leurrons pas sur nous-même afin d’éviter de tragiques méprises. Si on veut éviter qu’au milieu de cette décennie l’histoire de l’Europe retrouve les chemins qui ont conduit les Européens au pire au siècle dernier, il est impératif d’assumer ce choix difficile mais honnête et équitable, respectueux de nos principes et conscients de nos limites. Pour conclure, cela résume tout le dilemme français et montre encore une fois pourquoi le destin des Français et celui des Européens sont étroitement liés au cours de la décennie à venir : s’il peut y avoir un Islam européen (à cause du poids respectif des deux entités), il ne peut pas y avoir un Islam français car la France ne pèse pas assez pour imposer durablement ses contraintes et que le cadre européen limite fortement ses possibilités si elle veut agir seule. A l’inverse, étant le seul pays où l’intégration d’une vaste minorité musulmane fonctionne correctement3, l’implication française active (mais humble pour être efficace) dans la définition des positions européennes en la matière est essentielle. Les débats parisiens sur la question sont donc contreproductifs et inutiles : dommage que le pays n’est pour l’instant droit qu’à cela.

 

book frFranck Biancheri, dans Crise mondiale – En route pour le monde d’après (p134-138) publié par Anticipolis en 2010 ©Editions Anticipolis

 

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1. Comme l’a démontré largement le débat sur l’identité française lancée par l’équipe de Nicolas Sarkozy.
2.Et ils sont nombreux dans le camp des « politiquement corrects » à affirmer ce type d’inepties historiques. Ceux-là sont vraiment impardonnables car ils ne même pas croyants.
3. Contrairement à ce que nous assènent à longueur de journée les médias dominants, et les américanistes de service, la France est le seul pays où l’échec d’intégration ne concerne qu’une faible minorité de la population émigrée (alors qu’au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne, c’est l’inverse d’où depuis une décennie l’abandon généralisé dans ces pays du multiculturalisme à l’américaine).