« La réflexion sur l’avenir n’a de sens que si elle est permet de mieux réfléchir sur le présent et les tendances qui le façonnent »
(FB - 1998)
« Les forces anti-démocratiques et xénophobes de l’Europe ont toujours été attirées par le rêve d’unité européenne, la mystique de la Rome impériale »
(FB - 1998)
" Etre citoyen est un acte bénévole "
(FB - 2009)

La fin de l’Europe? La construction européenne entre crises et relances, d’hier à aujourd’hui – Intervention de Gilles Grin à la conférence de Menton du 18 mars 2023

Menton, 18 mars 2023 – Bonjour Mesdames et Messieurs, chère Marie-Hélène, chère Marianne, merci beaucoup de votre invitation. C’est une joie d’être parmi vous aujourd’hui.

 

Le titre de mon intervention est « La construction européenne entre crises et relances, d’hier à aujourd’hui ». Je commencerai par évoquer ces crises historiques et contemporaines. Je considérerai ensuite les défis dantesques auxquels sera confrontée l’Europe dans les temps à venir.

 

I. Commençons par l’histoire.

L’Europe communautaire a été portée sur les fonts baptismaux par la Déclaration du 9 mai 1950.

Une histoire riche et parfois tumultueuse s’est écrite depuis lors.

Au fil des décennies, des approfondissements de l’intégration économique et politique ont eu lieu.

Et il y eut aussi des élargissements géographiques ainsi qu’un rétrécissement en 2020, le Brexit.

L’histoire de l’intégration européenne a été ponctuée de périodes de crises et de relances.

La majorité du temps, cette construction peut être considérée comme ayant été en crise.

Ces périodes de crises n’empêchent toutefois pas certains progrès.

L’union douanière et plusieurs politiques communes ont été mises en place au cours des années 1960 malgré des crises comme celle de la chaise vide.

C’est durant la longue crise de l’Eurosclérose débutant en 1973 qu’a été décidée l’élection au suffrage universel direct du Parlement européen.

Plus tard, malgré la crise débutant en 1992, la mise en place de l’euro ne s’est pas interrompue.

Et il existe de nombreux autres exemples.

En même temps, il serait faux d’inférer de l’histoire le caractère prédictif qu’à une crise va succéder automatiquement une relance.

 

II. Évoquons brièvement la crise contemporaine que traverse l’Union européenne.

On peut considérer que celle-ci remonte à l’année 2005, moment du rejet du projet de traité constitutionnel.

Depuis lors, de nouvelles crises se sont ajoutées les unes aux autres. Ce que j’appellerai le « mille-feuille des crises » a pris de la hauteur.

Exprimé en style télégraphique : crise institutionnelle ; puis crise financière, économique, budgétaire et sociale ; crise de légitimité politique touchant de nombreux États membres et donc aussi l’UE ; crise migratoire ; Brexit ; crise du multilatéralisme ; crises régionales ; crise sanitaire avec ses effets induits ; retour de la guerre interétatique en Europe à la suite de l’agression armée de la Russie à l’encontre de l’Ukraine ; crise énergétique ; stagflation.

Les particularités de la crise contemporaine sont sa dimension multiforme, sa longueur, l’importance de la crise politique en sens large et l’hostilité de l’environnement international. On peine à discerner clairement un chemin de sortie de crise.

 

III. Dans l’Europe d’après-1945, des périodes distinctes se sont écoulées.

De la seconde partie des années 1940 jusqu’au tournant des années 1990 régnaient la guerre froide et la première époque de la construction européenne.

Même si le projet européen est un projet éminemment politique, novateur en termes de droit et d’institutions, ce sont surtout des canaux économiques qui ont été empruntés durant cette première époque.

Puis est venue à partir du début des années 1990 une époque post-guerre froide où l’on a vu le développement d’une union politique limitée en Europe.

 

IV. Où sommes-nous maintenant ?

Même si l’on n’a pas encore beaucoup de recul, je considérerai que 2022 marque l’aboutissement d’une césure conduisant à une nouvelle époque historique pour l’Europe – même si évidemment certains développements remontent aux années 2000 et 2010.

La rivalité géostratégique et systémique entre les États-Unis et la Chine devient de plus en plus structurante pour le monde.

 

Peut-être se dirige-t-on vers un système global bipolaire.

Ou alors un système multipolaire si la rivalité américano-chinoise n’écrase pas tout sur son passage.

Ce dernier scénario permettrait sans doute mieux à l’Europe de faire entendre sa différence sur la scène globale.

 

On ne voit pas encore de perspective de fin de la guerre en Ukraine. Mais même une cessation des combats ne serait pas, ou pas encore, synonyme de paix durable sur le continent.

Tant que l’impérialisme russe sera présent, le reste du continent aura toutes les raisons de ne pas baisser la garde.

 

L’autonomie stratégique européenne, ou son absence, aura un lien étroit avec le futur de la Pax Americana en Europe.

Plus les États-Unis resteront impliqués, plus il sera difficile aux Européens d’avancer collectivement sur ces questions stratégiques.

En même temps, un retrait américain accéléré serait source de grands dangers pour l’Ancien Continent.

 

Depuis 2020, on parle largement de la nécessité de maîtriser les chaînes de valeur, de réindustrialiser l’Occident et de diversifier ses approvisionnements. Mais si l’Europe et les États-Unis se concurrencent dans ce domaine, comme on en voit les premiers signes, on risque d’aller vers une situation de type néo mercantiliste.

Les enjeux climatiques sont mal traités, c’est une bombe à retardement pour l’humanité.

Les défis énergétiques sont colossaux.

Les inégalités explosent.

Une nouvelle course aux armements se développe devant nos yeux. En 2021, pour la première fois, les dépenses militaires mondiales ont dépassé le seuil des 2’000 milliards de dollars. Et ce chiffre est appelé à augmenter encore.

Avec la hausse massive de l’endettement et la remontée des taux d’intérêt, on risque de nouvelles crises des dettes souveraines à l’avenir.

 

Bref, la construction européenne se trouve à nouveau à une croisée des chemins. Ce n’est pas la première fois, mais les enjeux présents ont de quoi intimider même les plus optimistes.

Les questions cruciales pour l’Union européenne sont et seront sa capacité à prendre des décisions et sa capacité à faire accepter comme légitimes les décisions prises. On ne peut pas séparer les deux points.

Après l’octroi, en juin 2022, du statut officiel de pays candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, huit États possèdent aujourd’hui ce statut. On risque d’assister à une course entre élargissements et approfondissements, notamment institutionnels, de l’UE.

 

Un élargissement sans approfondissement préalable ou concomitant risquerait de paralyser l’Union.

Un élargissement qui tarderait trop risquerait d’exposer le continent aux velléités d’influence d’autres acteurs mondiaux tels que la Russie ou la Chine, ainsi que de démoraliser des populations qui n’y croiraient plus.

La Communauté politique européenne créée en octobre dernier peut apporter une contribution utile, mais selon moi seulement comme rôle d’appoint.

Une plus grande différenciation (ou géométrie variable) en matière d’intégration au sein de l’Union pourrait être le moyen de favoriser des progrès. Mais les dangers seraient que l’Europe devienne un patchwork incompréhensible ou que les progrès en matière d’intégration ne se traduisent pas en avancées démocratiques supranationales.

 

La question lancinante de l’État de droit au sein de l’UE n’a pas disparu avec la guerre d’Ukraine. L’Union ne pourra pas faire l’impasse sur cette question essentielle.

Le populisme et le nationalisme semblent avoir de beaux jours devant eux en Europe. Ils risquent de freiner le processus d’intégration.

La construction européenne reste trop dépendante des aléas des politiques nationales dans les grands États membres.

 

Quelle sera la future politique américaine envers l’Europe ? Et quel sera le futur de la démocratie américaine elle-même ?

Le monde apparaît de moins en moins bienveillant envers ce que l’on nomme « l’Occident ». Le capital politique de l’Occident a parfois été utilisé à mauvais escient au cours des derniers siècles et des dernières décennies. On en paie le prix aujourd’hui.

 

En réponse au titre stimulant de cette conférence, je ne dirai pas que c’est la fin de l’Europe. Mais les défis pour l’avenir sont tout simplement colossaux et demain ne promet pas nécessairement d’être radieux.

 

Je vous remercie de votre attention.

 

Gilles Grin, directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe (Lausanne)